Automne 1993
C’est ma première année d’enseignement. Comme j’ai une formation en musique et en sciences politiques, on m’a demandé d’enseigner un bloc de sciences sociales pour la 9e année. J’adore enseigner l’histoire des monarques britanniques et de la Révolution française, mais quel que soit mon enthousiasme, certains élèves sont complètement désintéressés, croisant les bras et se reposant la tête sur leur bureau. Je suis perplexe. Un jour, en entrant dans la classe, je remarque que l’une des élèves, que j’avais précédemment classée comme détachée, parle avec animation d’ornements traditionnels avec une amie. Je n’ai aucune idée de ce dont elle parle, mais je continue à l’écouter et je finis par comprendre que ces ornements sont des habits et ornements traditionnels et que des membres de sa famille l’ont aidée à les confectionner.
Je lui demande donc si elle peut apporter son vêtement traditionnel en classe et nous le montrer. Elle accepte et, après en avoir reçu la permission de ses aînés, elle porte son costume lors de la classe suivante, fièrement. Elle nous explique la signification des différents items de sa robe, et qui a contribué à sa création. Bien que je parle plusieurs langues et que j’étais auparavant fière de pouvoir m’intégrer dans de nombreux environnements culturels et linguistiques, j’ai l’impression d’être dans un autre monde. Il y a tellement de choses que je ne connais pas sur les différentes cultures des Premières Nations de mes élèves. Je me sens très mal à l’aise, ignorante, humiliée, réalisant que je ne réponds pas à certains des besoins de mes élèves mais sans savoir comment procéder.
Hiver 2002
Je suis de retour dans mon école, après un an de congé d’études pour terminer ma maîtrise en direction musicale. Je suis pleine d’énergie. L’une de mes élèves de 6e année en musique est également revenue de quelques mois passés au Penjab, où elle a rendu visite à sa famille. Elle me dit qu’elle en a rapporté un harmonium. Un de ses proches en Inde, ayant remarqué son intérêt pour la musique, le lui a acheté pour encourager son exploration musicale.
Je n’ai aucune idée de ce à quoi ressemble un harmonium, alors je lui demande si elle peut l’apporter lors du prochain cours, ce qu’elle fait avec enthousiasme, nous montrant les touches et le soufflet, et en jouant un peu pour nous. Il s’agit essentiellement d’une démonstration avec explications. Je ne pense toutefois pas à lui demander lors de quels événements les gens de sa communauté jouent de cet instrument, si l’harmonium est utilisé pour accompagner un chanteur, ou s’il y a quelqu’un dans la communauté indo-canadienne qui pourrait lui donner des leçons et/ou qui serait prêt à venir dans notre classe pour nous en dire plus sur cet instrument. Je me sens très mal à l’aise et ignorante, réalisant que je ne réponds pas à certains des besoins de mes élèves mais ne sachant pas comment combler ce fossé.
Printemps 2009
J’enseigne depuis maintenant 16 ans. Je me considère une éducatrice musicale expérimentée et compétente. Environ 50 % des élèves de la 5e à la 12e année participent à des cours de musique, principalement optionnels, et j’interprète ces chiffres comme un signe que je réponds aux besoins des élèves.
Lors d’un voyage avec l’orchestre de ma classe de 7e année, revenant d’un merveilleux festival dans les Kootenays, je suis assise dans l’autobus avec un élève très sociable qui me conte un peu sa vie quotidienne. Il parle de ses différentes tantes et des activités qu’il a faites avec chacune d’elles. Je fais la remarque qu’il a une famille nombreuse et lui dis que je n’ai eu qu’une seule tante, décédée quand j’étais au secondaire.
Il fait une pause, se tourne vers moi, hésite à nouveau alors qu’il réfléchit, puis me regarde directement. Avec une sagesse qui va bien au-delà de ce que les jeunes de 13 ans démontrent habituellement, il fait ce que Willy Ermine (2007) a appelé “two-eyed seeing”(double perspective), c’est-à-dire – regarder simultanément de deux points de vue. Il me dit gentiment : « Oh, Mme Prest, ces tantes sont toutes les femmes qui s’occupent de moi, qui veillent sur moi. Cela ne veut pas dire qu’elles ont un lien de parenté avec moi. C’est différent dans ma culture. Tout le monde s’aide. »
Je me sens très maladroite et ignorante, réalisant que je n’ai toujours pas une connaissance adéquate de la vie de mes élèves. Mais cette fois, je suis également reconnaissante à mon élève d’avoir partagé ses connaissances, et je me sens plus sûre de la marche à suivre. Au début de l’année scolaire suivante, je contacte le directeur de l’une des deux Premières nations locales, quelqu’un avec qui j’ai développé une relation au fil des ans, et je lui demande si nous pourrions commencer à planifier une expérience « musicale », peut-être autour de la fabrication d’un instrument de musique, dans le bâtiment historique que la Première nation d’Upper Similkameen a restauré.
L’une des salles contient des objets historiques et des photos d’ancêtres des élèves sont accrochées sur les quatre murs, créant ainsi une atmosphère où les élèves peuvent se connecter avec leur passé. Au cours des mois suivants, il me répond positivement et me met en contact avec la personne que je devrai contacter pour planifier l’activité.
Été 2022
S’il m’était possible de voyager dans le temps, il y a des choses que j’aimerais dire aujourd’hui à l’enseignante que j’étais à l’époque. Peut-être que si je pouvais lui dire ce qui suit, elle aurait été ouverte à apprendre :
- Il est normal d’être ignorant de la réalité culturelle d’un élève, mais une fois que vous vous rendez compte de votre manque de connaissance, agissez en conséquence. Votre ignorance est peut-être une révélation nouvelle pour vous, mais elle est déjà évidente pour les personnes dont vous connaissez peu la culture.
- Soyez fière de votre capacité à étudier des partitions et de votre talent pour la direction d’orchestre, mais sachez aussi que la musique n’est pas le centre de votre activité ; vos élèves le sont.
- Je considère que c’est un cadeau lorsque les élèves peuvent aussi nous enseigner, partager les trésors de connaissances qu’ils possèdent déjà et qu’ils apportent avec eux à leurs environnements d’apprentissage.
- La peur de commettre une erreur peut devenir une excuse pour ne rien faire. Tendez la main, ayez du courage, allez de l’avant et continuez à apprendre. Réfléchissez aux mots que vous utilisez et à la façon dont ils peuvent affecter les autres avant de parler.
- Excusez-vous lorsque vous réalisez que vous avez fait quelque chose d’insensible par inadvertance, ensuite trouvez quelque chose de constructif à faire pour améliorer les choses (en rapport avec le point 1). Dans une certaine mesure, l’intention est importante, mais nous savons tous quelle route est pavée de bonnes intentions. Nous devons être responsables des conséquences de nos actes, peu importe notre intention.
- La décolonisation n’est pas un concept abstrait. Elle se manifeste dans les choix que nous faisons dans notre vie quotidienne. Nous devons être attentifs à ces opportunités de changer consciemment nos habitudes. La décolonisation est un processus continu plutôt qu’une destination, car nous n’y « arrivons » jamais.
Dans un récent article, Roger Mantie a observé que « lorsque l’apprentissage de la musique devient ouvert à tous, il passe du statut de « bien » privé ou semi-privé à celui de bien « public ». Il a raisonné de manière érudite que nous devons saisir ce moment afin de consciemment « reconstruire en mieux ». Quelle merveilleuse occasion d’opérer des changements en nous-mêmes et de développer des relations plus solides avec nos élèves et les communautés locales afin de contribuer à la réalisation de cet objectif.
Par Dr. Anita Prest